Bouffée de Conakry - 5

Cette semaine a débuté de façon complètement différente : plutôt que d’être la première arrivée et installée pour la remise de garde le lundi matin, j’ai commencé la journée à l’hôpital de Ignace Deen pour poursuivre la formation des tablettes du projet « HMP » avec les sages-femmes qui travaillent là-bas. Nous avons fait quelques essais ensemble et après je les ai laissées faire elles-mêmes pour voir comment elles se débrouillaient. Nous étions en salle d’accouchement et j’ai constaté que venir au monde ici en Guinée, c’est déjà un grand défi. Les mères sont vraiment des guerrières, elles ont un courage et une force d’âme que je n’ai jamais perçus de ma vie.

Entre-temps, un nouveau-né est né sans vraiment fait de bruit pour se manifester, ce qui a attiré mon attention. La sage-femme a pris le bébé et s’est dirigée vers une salle adjacente pour l’assister. À mon arrivée, quelques secondes plus tard, cette dame était en train de stimuler manuellement l’enfant afin qu’il puisse respirer et pleurer mais sans succès. J’ai demandé rapidement où se trouvait le matériel de réanimation et, dans l’attente que quelqu’un aille le chercher au bloc opératoire, avec l’aide d’une gentille sage-femme, nous avons aspiré le bébé avec une petit « poire » et l’avons repositionné pour permettre un bon dégagement des voies aériennes et pour être bien ventilé avec le ballon dès qu’il arrive. Et ce ballon, nous l’avons attendu avec grande impatience pendant 1-2 minutes, mais ça semblait une éternité. À son arrivée, nous avons ventilé le bébé pendant environ 5 minutes avant qu’il se remette à respirer de façon autonome et de ne plus avoir besoin de notre assistance. Malgré la bonne évolution, l’enfant montrait des signes d’une insuffisance respiratoire avec des signes de difficultés respiratoires et une coloration pas encore complètement normale. L’histoire de la mère parlait en faveur d’une infection, j’ai donc décidé qu’il était plus prudent de l’amener à l’INSE, la néonatologie de référence, et de l’hospitaliser là-bas pour la suite de la prise en charge. Le bloc opératoire de l’hôpital Ignace Deen nous a accueillis pendant environ 10 minutes pour administrer de l’oxygène au bébé avant notre départ en taxi jusqu’à l’INSE. Annoncer à la mère, très algique et seule dans cette salle d’accouchement hostile que j’allais prendre son bébé pour l’amener ailleurs ne fut pas simple, mais après un bisou à son enfant, elle m’a confié son bébé et, accompagnée par la grand-mère, nous avons roulé dans le trafic de Conakry avec les fenêtres fermées (pour éviter les courants d’air, pour le bébé) avec une température extérieure d’environ 29 degrés. Initialement un peu stressées puis relativement plus rassurées, vu l’état de l’enfant qui semblait calme, rose et bien tranquille, nous sommes arrivées à destination.

À l’arrivée dans le Service de néonatalogie, j’ai pu transmette le cas à un collègue avant de repartir à l’hôpital Ignace Deen pour terminer la formation. À mon retour là-bas, personne n’était étonné ou curieux de savoir ce qu’il était advenu du bébé, car il y en avait déjà plein d’autres urgences. Ça m’a impressionnée comme les gens passent vite à autres chose. Après avoir donné tous les conseils possibles pour le projet HMP, je suis retournée à l’INSE chez mes petits malades pour essayer de m’occuper d’eux au moins pendant l’après-midi.

Le retour à l’INSE était tout d’abord marqué par la recherche du papier pour imprimer, fondamentale pour l’impression des copies de documents nécessaires à la soumission au comité d’éthique d’un nouveau projet concernant l’identification des germes responsables dès l’infection en Guinée. Ça aussi, ce fut une aventure...

Trouver le papier ne fut pas évident mais la persévérance m’a permis d’en avoir au final. À mon retour, j’ai été sollicitée par Madame Camara et par Aissatu pour vérifier toutes leurs photos réalisées et les valider, puis par Hollande pour discuter la commande des boîtiers pour le gel pour désinfecter les mains et enfin, par les parents de tous les enfants qui voulaient absolument que j’examine leur bébé, bref une immersion dans la confusion, la chaleur, l’adrénaline et le débordement. J’ai respiré et j’ai affronté pas forcément très calmement chaque chose et chaque personne pour avancer.

C’était un lundi vraiment épuisant mais très satisfaisant. Le soir, je suis tombé dans un sommeil bien profond.

La semaine s’est poursuivie avec l’arrivée d’un bébé qui s’appelait Fille C. et qui venait à cause d’un refus de s’alimenter. La petite m’a donné la force et m’a permis de comprendre ou mieux de me rappeler le motif pour lequel je suis ici, parfois dans toute cette misère et ce désespoir, j’ai du mal à voir de façon claire mes objectifs mais elle, en très peu de temps, elle m’a donné l’énergie et l’envie de me battre jusqu’à l’impossible. Fille C. était une enfant née à terme d’une très petite et sympa mère assez âgée. Le bébé avait un petit poids à la naissance dû à un retard de croissance intra-utérine et une Trisomie 21. Tout ça n’avait pas empêché au bébé de bien naître et de bien passer les premiers jours de vie. Seulement, ce refus du sein avait alarmé la mère qui nous a consulté du coup. Au moment de son arrivée, je n’étais pas là, je n’ai eu l’honneur de connaître Fille C. que le lendemain de son admission ; quand j’ai observé son abdomen qui était très bizarre. Après quelques questions aux parents nous avons décidé qu’une imagerie était nécessaire pour ce nouveau-né ; c’est à partir de ce moment-là que l’aventure a débuté...

Demander une radiographie comporte un déplacement de l’enfant en radiologie, qui a lieu à minimum 5-10 minutes à pied de l’INSE, à l’hôpital Donka transitoire, dans un ancien camp militaire avec une histoire sombre. Ici, l’enfant a pu avoir son examen et de retour à l’INSE à l’interprétation des résultats, nous avons conclu qu’un avis chirurgical était nécessaire. Les parents avec leur petite se sont alors à nouveau dirigés à l’hôpital Camp pour rencontrer les chirurgiens pédiatriques qui ont cependant refusé d’examiner le patient. Ils n’étaient pas d’accord que l’enfant arrive dans les bras des parents plutôt que dans l’ambulance et qu’il ne soit pas accompagné par un médecin mais par une infirmière qui avait avec elle un papier qui expliquait son histoire. Bref, ces pauvres parents, fatigués, ont dû retourner à l’INSE sans avoir eu la consultation chirurgicale. J’ai rencontré le père par hasard dans le couloir. Il  était sur le point de pleurer et j’ai juste osé demander comment c’était passée la consultation et le compte-rendu de la chirurgie. Il m’a dit qu’ils n’avaient pas examiné le bébé. Prise d’un raptus de colère, j’ai pris le papa et le bébé et je me suis dirigée avec eux en chirurgie pédiatrique où je me suis bien disputée avec le chirurgien à cause de tout ce qui c’était passé. Le chirurgien a quand même tenu son point mais au final a examiné la petite patiente, évalué l’examen radiologique et conclu que l’opération chirurgicale était bien plus qu’indiquée en raison d’une occlusion intestinale. Il a du coup expliqué rapidement les choses au père et lui a donné une ordonnance qui ressemblait plutôt à une liste de courses, dans laquelle il avait prescrit tout le nécessaire pour l’opération y compris les gants stériles et les fils de suture.

Satisfaite mais en même temps inquiète à cause de l’heure tardive, il était 16h et j’avais vu l’enfant le matin à 10h. J’aurais bien voulu que tout ça se fasse le plus tôt possible pour donner à cette petite toutes ses chances. Le papa, il a commencé le tour des pharmacies pour trouver le matériel et moi, avec la mère, nous nous sommes occupées du bébé pour la préparer au mieux à la chirurgie. La recherche du matériel a pris beaucoup plus de temps que prévu, à cause de l’absence de fils de suture dans le commerce. J’ai quitté l’hôpital à 18h, les chirurgiens étaient prêts pour l’opérer mais ils n’avaient pas tout le nécessaire, l’opération était donc repoussée. Le lendemain matin à mon arrivée, Fille C. n’était toujours pas au bloc et le papa n’avait pas dormi, était épuisé et fatigué de chercher du fil qu’il n’arrivait pas à trouver. Je l’ai accompagné partout dans l’hôpital même en ophtalmologie pour chercher une solution, sans succès. J’ai donc décidé à 15h de l’après-midi, après désespoir pur, d’envoyer le père au « marché noir » et moi-même d’appeler tous les contacts en ma possession : MSF, Alima... Sans succès malheureusement. J’ai donc frappé à la porte des médecins qui ont leur bureau à côté du mien leur exposant la situation et en pleurant j’ai demandé de m’aider à sauver cette enfant. Ils ont fait quelques appels puis m’ont filé le contact du chef de la chirurgie viscérale adulte qui était très sympa et qui m’a dit de me diriger vers son unité et de demander là-bas. Dr S. était l’ange de ma journée. Initialement, il m’a demandé de l’argent et au moment de lui dire que je n’avais rien mais que je pourrais repasser le payer, il m’a dit : « Si tu vas sauver une vie avec ce fil, c’est cadeau », j’avais envie de pleurer de joie. Avec le fil 5/0 Vycril dans ma poche, je me suis baladée dans l’hôpital jusqu’à la chirurgie pédiatrique où j’ai rencontré le grand chef pour lui communiquer qu’on avait finalement tout le matériel nécessaire pour poursuivre (bien 24h après avoir fait le diagnostic d’urgence chirurgicale).

De retour dans l’unité de Néonatologie, j’ai recontrôlé si Fille C était toujours en bon état pour supporter une chirurgie. J’ai vu la mère appelé le père et lui communiquer ma conquête concernant les fils en lui demandant de revenir à l’hôpital au plus vite pour saluer son bébé avant l’opération. À 18h, Fille C a décidé de faire la coquine et de nous faire désespérer, elle a commencé à respirer moins bien et à avoir besoin de l’oxygène, inutile de dire que les chirurgiens n’ont pas accepté de la prendre dans ces conditions. Nous avons donc attendu jusqu’au lendemain que l’enfant soit en pleine forme pour être opérée (36h après le diagnostic). L’opération a bien réussi et Fille C a eu l’air de l’avoir bien tolérée, je me suis chargée de son post-opératoire et j’ai suivi cette enfant comme si c’était la mienne, les parents m’ont fait pleinement confiance et moi je me sentais responsable de chaque changement clinique du bébé. J’ai pu expliquer au médecin de garde de la salle toute l’histoire du bébé et lui expliquer à quoi faire attention, la première nuit post-opératoire, Fille C s’est bien reposée et n’a pas posé de soucis.

Le lendemain matin, au staff du matin, le chirurgien qui l’avait opérée a participé pour prendre des nouvelles et, à la fin du staff, est venu vers moi pour me remercier et pour me dire qu’il faudrait avoir plus de gens aussi déterminés pour sauver ou même essayer de sauver tout le monde ici en Guinée. Le lendemain, nous avons débuté l’alimentation avec du lait maternel bien toléré par l’enfant, tout le monde était enthousiaste. Le surlendemain, le bébé avait même repris un transit, ça veut dire a passé des selles, c’était génial. L’oxygène avait pu être sevré, elle semblait plutôt confortable ; les 24h suivantes ont été plus complexes, marquées par des problèmes de digestion et une détresse respiratoire progressive qui a mené au décès du bébé. L’appel dimanche soir à 22h du papa en larme me disant que l’enfant était parti, m’a vraiment touchée et perturbée en même temps, j’étais furieuse, énervée et fâchée. Cette enfant ne devait pas mourir, comme beaucoup d’autres enfants ici.

Il faut poursuivre cette bataille en Guinée afin de donner les mêmes chances à tout le monde. Il est inadmissible de mourir par manque de moyens de nos jours, dans notre monde occidental, mais ici c’est le quotidien. On se bat, on s’investit mais avec des résultats qui sont malheureusement encore que des gouttes d’eau dans un océan. Il faut que toute le monde en soit conscient. Tous ensemble, nous devons nous battre pour ces petits, ils ont aussi le droit de vivre comme nous l’avons eu. Ici, ce droit ne leur est pas vraiment accordé.

 

Cette semaine était épuisante, cette histoire m’a vraiment touchée et même si c’est très triste, je considère qu’il est fondamental de la partager. La bonne nouvelle de la semaine était le départ à la maison du bébé que j’avais réanimé avec la sage-femme le lundi à l’hôpital de Ignace Deen. Il est rentré en pleine santé et accompagnée par ses magnifiques parents. Une autre goutte d’eau dans cet océan.